L’intellectuel de cour est une figure ancienne, mais son visage moderne est plus inquiétant que jamais. À l’heure des grandes mutations politiques, économiques et sociales, il incarne la trahison silencieuse des savoirs, la compromission élégante de l’esprit critique et la prostitution honteuse de l’intelligence au profit du pouvoir.
Hier penseur libre, aujourd’hui valet du prince, l’intellectuel de cour n’écrit plus pour éclairer ses semblables, mais pour conforter son protecteur. Il trahit sa vocation essentielle : penser contre, et non penser pour. Albert Camus rappelait que « la mission de l’intellectuel n’est pas de se mettre au service de ceux qui détiennent le pouvoir, mais de défendre ceux qui en sont dépourvus. »
Or, à notre époque, ce traître moderne est omniprésent : il valide les décisions iniques, justifie les abus d’autorité, légitime les pires injustices, maquille la répression sous des mots doux, et habille la forfaiture d’arguments savants.
« Ku japp sa yaram, do nga japp sa bopp. » (Qui vend son corps ne peut plus se dire maître de son âme), enseigne un proverbe wolof.
Sociologiquement, l’intellectuel de cour est la résultante d’une logique clientéliste où les diplômes servent de carte d’accès aux cercles du pouvoir, et non à la transmission désintéressée du savoir.
Psychologiquement, il souffre d’un profond besoin de reconnaissance ; il préfère la flatterie du roi à l’estime du peuple, la faveur du moment à l’honneur éternel. Sa peur viscérale d’être marginalisé l’entraîne à choisir la servitude dorée plutôt que la liberté exigeante.
Anthropologiquement, il appartient à cette catégorie d’hommes qui, dans toutes les sociétés, échangent leur dignité contre un peu de confort et un miroir aux alouettes. Ce sont les mêmes profils que décrivait Montesquieu dans De l’esprit des lois : ceux qui préfèrent la sécurité offerte par le tyran au risque de l’autonomie.
En science politique, l’intellectuel de cour est l’agent actif du despotisme soft : il donne une couverture idéologique aux abus de pouvoir, il invente des discours pour expliquer que l’injustice est parfois « nécessaire » ou que « le peuple ne comprend pas la complexité des enjeux ».
Son rôle est d’autant plus pernicieux qu’il endort les masses et freine leur éveil.
En psychanalyse, il est le produit d’une névrose de soumission : au fond de lui, il sait qu’il trahit, mais il rationalise son abdication par des justifications pseudo-philosophiques. Freud aurait dit qu’il est dans un « mécanisme de défense permanent » : il nie la réalité de sa lâcheté pour ne pas sombrer dans la honte.
À travers l’histoire, chaque grande période de déclin a eu son cortège d’intellectuels de cour :
À la cour de Versailles, ils chantaient les louanges de Louis XIV pendant que le peuple mourait de faim.
Sous les empires coloniaux, ils justifiaient la mission civilisatrice pendant que des millions de vies étaient broyées.
Sous les dictatures africaines post-indépendances, ils écrivaient des hymnes creux pendant que la démocratie était étranglée.
Aujourd’hui encore, sous toutes les latitudes, l’intellectuel de cour prospère : il se fait ministre, conseiller, chroniqueur officiel, professeur courtisan. Il est sur les plateaux télévisés, dans les salons dorés, dans les publications académiques captives.
« Un arbre dont les racines sont vendues finit toujours par tomber. »
Le plus grand danger est que ces traîtres modernes sapent la confiance dans l’intellectuel libre. Ils banalisent la compromission au point que le public ne sait plus distinguer le penseur sincère du propagandiste intéressé.
Or, les peuples ne peuvent s’émanciper sans penseurs libres, sans esprits courageux capables de dire non au roi, au parti, au groupe, au consensus bêlant.
Oui, l’intellectuel authentique dérange, choque, bouscule. Il est, selon la belle formule de Julien Benda dans La Trahison des Clercs, « celui qui ne confond jamais la vérité avec l’intérêt du moment. »
Le combat contre les fossoyeurs de la vérité est un combat pour la survie même de la civilisation :
Un pouvoir sans contre-pouvoirs est une tyrannie.
Un savoir sans liberté est une imposture.
Un intellectuel sans courage est un complice du pire.
Il est temps de rappeler que penser n’est pas flatter. Écrire n’est pas légitimer. Enseigner n’est pas soumettre.
Et comme le disait un proverbe africain :
« Le griot qui loue un tyran récoltera le mépris des ancêtres. »
Vieux macoumba
Sociologue