Il y a une quinzaine d’années, Facebook et WhatsApp bouleversaient la vie quotidienne des Sénégalais. En quelques mois, ces plateformes ont envahi nos téléphones, nos commerces, nos familles. Fascinés, nous les avons adoptées sans réfléchir, séduits par la promesse de rester connectés, de commercer en ligne ou de suivre l’actualité en direct. Mais cette gratuité avait un prix : nos données personnelles collectées et revendues, nos choix manipulés par des algorithmes invisibles, nos débats démocratiques minés par la désinformation.
Les fake news ont empoisonné nos élections, les théories du complot ont divisé nos familles, les contenus nocifs ont atteint nos enfants. Trop tard, nous avons compris que nous étions devenus dépendants d’outils que nous ne maîtrisions pas. Aujourd’hui, qui peut réellement vivre sans WhatsApp au Sénégal ?
Une nouvelle révolution technologique frappe à nos portes : l’intelligence artificielle. Et cette fois, nous avons une deuxième chance de mieux nous préparer.
Si Facebook a transformé notre manière de communiquer, l’IA s’apprête à transformer notre manière de vivre. Elle sera partout : dans nos téléphones, nos banques, nos hôpitaux, nos administrations. Mais contrairement aux réseaux sociaux que nous utilisons consciemment, elle agira souvent en coulisses, influençant nos vies à notre insu. Demain, un algorithme pourra décider si vous obtenez un crédit bancaire, si votre CV est retenu par un recruteur, ou encore quels exercices scolaires seront proposés à vos enfants. Mal conçue, elle pourrait discriminer certains quartiers, écarter des candidatures à cause d’un nom de famille ou orienter l’apprentissage selon des critères biaisés.
Le premier danger est donc celui de la manipulation invisible. Déjà, les campagnes de désinformation visant l’Afrique ont quadruplé depuis 2022. Avec l’IA, cette manipulation deviendra redoutable : vidéos truquées indiscernables, articles inventés mais crédibles, publicités exploitant nos émotions en temps réel, ou encore voix synthétiques imitant nos proches.
Un deuxième risque est celui de l’exclusion numérique. Ceux qui n’auront pas les compétences pour comprendre l’IA seront laissés de côté : pas de crédit, pas d’accès aux services publics en ligne, pas d’emplois dans l’économie digitale. Déjà, 87 % des élèves d’Afrique subsaharienne n’ont pas accès à une formation adéquate en compétences numériques.
Enfin, le troisième péril est la dépendance technologique. Sans anticipation, nous resterons prisonniers d’outils conçus ailleurs, selon les priorités des géants du numérique, et non selon nos besoins nationaux.
Pourtant, le Sénégal n’est pas démuni. Nous avons déjà prouvé notre capacité d’adaptation. Nos commerçants utilisent Wave et Orange Money avec aisance, nos agriculteurs consultent la météo sur smartphone, nos artisans vendent via WhatsApp Business. Nos startups innovent, les femmes y participent activement, les “daaras numériques” forment des jeunes, et AI Hub Senegal accompagne déjà des projets à impact social. Nous ne partons donc pas de zéro. Mais le temps presse : les grandes entreprises préparent des solutions prétendument “adaptées à l’Afrique”, pensées surtout pour leurs propres intérêts. Si nous voulons influencer l’avenir, c’est maintenant ou jamais.
L’IA n’est ni magique ni forcément dangereuse : c’est un outil puissant qui apprend à partir d’exemples, comme un enfant qui observe. Elle est déjà là, discrète mais omniprésente : Google Maps qui calcule un itinéraire, Wave qui détecte une transaction suspecte, Facebook qui sélectionne les publications visibles, ou un opérateur téléphonique qui envoie une offre personnalisée.
Face à cela, chaque citoyen doit adopter de bons réflexes : vérifier ses sources avant de partager une information, paramétrer ses applications pour limiter la collecte de données, refuser de suivre aveuglément des recommandations automatiques, et poser des questions lorsqu’une décision paraît injuste.
Mais au-delà de la vigilance, il faut apprendre à exploiter l’IA. Bien utilisée, elle peut transformer positivement nos sociétés : aider les agriculteurs à prévoir les pluies et détecter les maladies des cultures, faciliter les diagnostics dans les postes de santé ruraux, adapter les cours au rythme de chaque élève, proposer des formations professionnelles sur mesure, améliorer nos services administratifs et renforcer la transparence dans la gestion publique.
Encore faut-il que la formation citoyenne à l’IA concerne tout le monde. Elle n’est pas un luxe pour les élites, mais une nécessité démocratique. Elle doit toucher Mamadou, le menuisier de Guédiawaye qui pourrait optimiser ses découpes ; Fatou, la commerçante de Sandaga qui doit comprendre comment les plateformes fixent les prix ; Amadou, l’agriculteur de Kaffrine qui a besoin de décrypter les prévisions météo ; Aïssatou, l’institutrice de Ziguinchor qui accompagnera ses élèves. Cette formation doit se déployer partout, dans toutes nos langues et sur tous nos territoires : en wolof dans les marchés, en pulaar chez les éleveurs, en sérère dans les zones agricoles, mais aussi dans nos mosquées, églises, gares routières et centres de jeunes.
Ce défi est collectif. L’État doit impulser, mais chacun doit contribuer. Les entreprises doivent développer des IA éthiques et transparentes. Les écoles doivent intégrer l’IA responsable dans leurs programmes. Les leaders communautaires doivent en débattre dans leurs structures. Les citoyens doivent exiger leur droit à comprendre et à décider.
En réalité, l’IA sera ce que nous en ferons. Nous pouvons répéter l’erreur des réseaux sociaux – adopter sans comprendre et subir ensuite – ou saisir cette chance historique pour orienter l’IA vers nos valeurs de solidarité et de teranga, afin de relever nos vrais défis : les inondations à Touba, l’accès à l’eau potable en Casamance, l’emploi des jeunes.
L’intelligence artificielle n’est donc pas une fatalité. Elle peut être une chance immense pour le Sénégal, mais seulement si nous faisons le choix collectif de la comprendre et de la maîtriser avant de la subir. C’est maintenant, pas dans dix ans. C’est une responsabilité partagée, pas un privilège d’experts. C’est une question de démocratie, pas seulement de technologie.