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L’addiction silencieuse : le Sénégal sous l’emprise du téléphone portable ( les chroniques de Vieux Macoumba Mbodj )

Il fut un temps, pas si lointain, où les Sénégalais se retrouvaient sous l’arbre à palabres, autour du bol commun, ou sur les nattes familiales à la tombée du jour pour converser, transmettre, méditer. Aujourd’hui, ce temps est englouti par l’ère du rectangle lumineux, cette petite boîte que chacun serre dans ses mains comme un talisman moderne, un fétiche électronique. Le téléphone portable n’est plus un outil, c’est devenu un prolongement de l’ego, un fardeau identitaire, un miroir numérique constamment brandi à la face du monde.

Le phénomène est généralisé. Le Sénégalais moyen passe une part déraisonnable de son temps scotché à son téléphone. Au travail, à l’école, au marché, à la mosquée, au salon de coiffure, sur les routes, dans les cérémonies, le regard est ailleurs : il est dans l’écran. La conversation avec le proche est éclipsée par le dialogue avec le monde virtuel. La contemplation du réel est remplacée par la consommation de l’irréel.

Cette hyper-connexion n’est pas anodine : elle provoque un effritement profond des liens sociaux. Les familles sont réunies physiquement mais disloquées psychologiquement. Chacun vit dans sa bulle, isolé par un casque, un écran, une vidéo TikTok ou un « live » Instagram. Le père ne parle plus à ses enfants, les enfants n’écoutent plus leur mère. Et lorsque la parole est échangée, elle est souvent interrompue par une notification, un appel futile ou une envie soudaine de consulter ses « statuts ». La parole ne circule plus. Elle est filtrée, abrégée, souvent remplacée par des émojis.

La vie privée n’existe plus. Les Sénégalais, fascinés par la vitrine numérique, exposent tout : repas, pleurs, moments intimes, vidéos de décès, disputes conjugales. Les réseaux sociaux sont devenus des marchés aux émotions, des vitrines d’une existence surjouée. Il ne suffit plus d’assister à un événement, il faut le filmer. Le deuil devient spectacle. Le baptême devient séance photo. Le mariage devient production audiovisuelle. Et au milieu de tout cela, l’instant vécu est perdu.

Le problème est aussi moral : le portable révèle une pathologie collective du narcissisme. L’obsession de soi, de son image, de sa voix, de ses opinions transforme chaque individu en star de son propre feuilleton. On ne vit plus pour soi ou pour Dieu, mais pour être vu. Cette mise en scène permanente de soi est non seulement épuisante, mais vide de sens. On finit par ne plus savoir qui l’on est, tant on joue des rôles.

Les conséquences cognitives sont aussi graves : perte de concentration, déficit d’attention, incapacité à lire en profondeur, à mémoriser, à réfléchir. Le cerveau sénégalais devient un consommateur d’images rapides, de contenus courts, de polémiques sans fin. La pensée lente, structurée, critique disparaît. L’école lutte avec difficulté contre cette marée numérique. Les élèves viennent avec leur portable plus qu’avec leurs livres. Les enseignants eux-mêmes n’y échappent plus.

Mais le plus inquiétant reste cette sensation de vide que provoque l’absence de téléphone. On voit des adultes paniquer, trembler presque, lorsqu’ils réalisent avoir oublié leur appareil. Ils sont comme amputés. Le portable est devenu une extension de leur être, un organe émotionnel. On dit souvent : « je ne peux pas vivre sans ». Cette phrase, banale, est en réalité une confession tragique de dépendance.

Alors, que faire ? Il ne s’agit pas de prêcher un retour en arrière ou une guerre contre la technologie. Mais il est urgent de reconstruire une éthique de l’usage. Réapprendre la distance. Rétablir les priorités. L’éducation, dès le plus jeune âge, doit enseigner la maîtrise du téléphone, comme on enseigne la politesse ou la foi. Les familles doivent réintroduire des moments sans écran. Les écoles, les mosquées, les médias doivent assumer leur rôle de sentinelles culturelles.

Le portable est un outil. Ce n’est ni Dieu, ni parent, ni ami. Il ne doit pas voler nos relations, notre silence, notre paix intérieure. Le Sénégal mérite mieux que cette prison tactile où chacun vit pour « poster », pour « liker », pour « scroller ». Il est temps de réveiller l’homme en nous, de rappeler que ce qui fait de nous des humains, c’est d’abord la présence, la parole, la pudeur, la pensée. Non la lumière bleutée d’un écran.

Vieux macoumba mbodj
Sociologue

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