Le vendredi 1er Rabi’ II 1313 H. (20 septembre 1895), Cheikh Ahmadou Bamba fut conduit à bord d’un navire ancré au port de Dakar, prêt à appareiller le lendemain. Plusieurs disciples mourides, accablés par la tristesse, vinrent lui faire leurs adieux. Parmi eux, Cheikh Ibra Fall, profondément affecté, peinait à contenir son chagrin.
Le Cheikh déclara alors :
« Le Miséricordieux m’annonça, dans le navire, que j’étais le serviteur du Maître de Médine. »
Et il ajouta :
« Le navire de marchandise appareilla pour un trajet lointain. » (Sourate 13, Verset 29)
Il évoqua son fidèle disciple :
« Dans le navire chargé, mon compagnon monta, valeureux chevalier.
Je fis mes adieux à ce disciple,
qui regagna la terre, le cœur affligé. »
Par ces paroles, Cheikh Ahmadou Bamba désignait Cheikh Ibra Fall, qui se distingua par un engagement et une fidélité inégalés.
À ce moment, un homme vint conseiller le Cheikh. Il lui expliqua qu’un nouveau gouverneur venait d’arriver, peu familier du pays et de ses habitants, et que s’il lui adressait une lettre pour dénoncer l’injustice dont il était victime, il y avait de fortes chances que la décision d’exil soit annulée. L’homme insista avec ferveur, au point que le Cheikh finit par prendre la plume. Mais, dans le secret de son cœur, il entendit une voix intérieure lui dire :
« Comment oses-tu te plaindre de ton sort à une créature semblable à toi, alors que Je suis ton Protecteur ? »
Pris de crainte et de confusion, il effaça aussitôt ce qu’il venait d’écrire. L’homme renouvela ses pressions, mais le Cheikh refusa catégoriquement.
Il expliqua plus tard que la communication divine se manifeste de façons que seuls ceux qui les vivent peuvent comprendre, et que ceux qui ne les saisissent pas devraient au moins s’abstenir de les nier.
Le Cheikh exprima cet épisode dans ces vers :
« L’émissaire de l’émir, venu me conseiller d’écrire au nouveau gouverneur, insista tant
que je finis par accepter et me mis à rédiger, avant de m’interrompre.
J’effaçai mes lignes lorsque je reçus l’ordre d’écrire plutôt un poème
en louange de Celui qui m’indique la voie.
Ce poème serait un acrostiche :
“Je rendis mon sort à Allah, Allah veille sur Ses serviteurs.” »
Et il conclut :
« Je dédie mes écrits au Seigneur, Maître des cieux, de la terre et de toute royauté. »
Le samedi 2 Rabi’ II (21 septembre 1895), le navire leva l’ancre, emportant Cheikh Ahmadou Bamba vers l’exil.
Jusqu’au dernier instant, Cheikh Ibra Fall avait tenté de dissuader son maître de partir, allant jusqu’à envisager l’appel au jihad. Ses disciples, les Baye Fall, étaient pour la plupart d’anciens guerriers ayant combattu aux côtés de Lat Dior, d’Alboury Ndiaye et d’autres souverains et marabouts résistants. Fin diplomate, il bénéficiait d’une grande considération auprès de l’administration coloniale, qui redoutait néanmoins son influence, car ses partisans, fougueux et déterminés, n’obéissaient qu’à lui et étaient prêts à répondre immédiatement à son appel.
Mais Cheikh Ahmadou Bamba lui expliqua qu’il partait en mission, assuré de revenir avec un butin inestimable, et lui confia la responsabilité de maintenir l’unité de la communauté mouride et de subvenir aux besoins de tous, afin qu’aucun ne soit contraint de tendre la main aux colons.
Modou Fall
Talibé Baye Fall
Réf : Cheikh M. Lamine Diop, « Dagana » – Le Régal des convives