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Que cache la dette « cachée » du Sénégal ? ( Par Dr Balla Khouma, Statisticien économiste)

Selon la Stratégie de Gestion de la Dette à Moyen Terme (SDMT) publiée le 16 octobre 2025, l’encours de la dette centrale du Sénégal, hors collectivités territoriales et entités parapubliques, est estimé à 23 666,8 milliards de F CFA à la fin de l’année 2024, soit 119 % du PIB nominal (19 888,1 milliards). Pour 2023, le FMI avait indiqué dans son communiqué du 27 août 2025 un ratio  de 111 % du PIB. En retenant le PIB nominal de 18 619,5 milliards indiqué dans le rapport de la Cour des Comptes, l’encours de la dette peut être estimé à 20 667,6 milliards en 2023.

Ainsi, la dette centrale aurait progressé de 15 % en 2024, tandis que le PIB n’a augmenté que de 7 %. Autrement dit, la dette croît à un rythme deux fois supérieur à celui de la richesse produite par le Sénégal. Cette dynamique alimente mécaniquement la hausse du ratio dette-PIB et accentue la pression sur les finances publiques. Plusieurs économistes ont montré qu’une telle trajectoire peut peser sur la croissance, alourdir le service de la dette et fragiliser la soutenabilité budgétaire. Elle engendre une vulnérabilité économique et sociale qui peut compromettre la stabilité macroéconomique du pays.

Des marges budgétaires de plus en plus réduites

Lorsque l’encours de la dette augmente plus vite que la richesse nationale, le service de la dette absorbe une part croissante des recettes publiques, au détriment des dépenses sociales et productives. La marge de manœuvre budgétaire se réduit, limitant les capacités de l’Etat à investir dans la santé, l’éducation ou les infrastructures.

L’économiste Robert Barro soulignait déjà en 1980 qu’un endettement excessif détourne les capitaux disponibles de l’investissement productif, freinant la croissance potentielle.L’exemple du Sri Lanka en 2022 est éclairant : la forte accumulation de dette y a provoqué des pénuries d’importations, des coupures d’électricité et une sévère contraction du bien-être social, avant même l’intervention du FMI. Elle a aussi réduit l’accès du pays aux marchés financiers. 

Un accès aux marchés financiers internationaux de plus en plus contraint

La hausse brutale de l’encours de la dette se double souvent d’une détérioration de l’accès aux marchés financiers. Lorsque la dette augmente brutalement, les investisseurs exigent des primes de risque plus élevées, ce qui renchérit le coût de l’emprunt et peut conduire à une fermeture progressive des marchés. Plus la dette croît vite, plus la confiance des agences de notation, des bailleurs et des investisseurs s’érode. Les taux d’intérêt augmentent, rendant le refinancement de l’Etat plus difficile.

Les pays qui ont vu leur dette croître brutalement ont connu des spreads souverains en forte hausse, des dégradations de notation et, dans plusieurs cas, l’impossibilité d’émettre sur les marchés internationaux sans restructuration ou appui multilatéral. L’Argentine, entre 2017 et 2018, a connu une telle situation : la hausse rapide de son endettement a fait exploser ses coûts de financement et l’a contrainte à solliciter un important programme d’aide auprès du FMI.

Le Sénégal n’est-il pas en train de s’approcher d’une telle situation ? 

Les dégradations successives de sa note souveraine, les perspectives négatives et la suspension de son programme avec le FMI semblent le suggérer puisqu’ils l’ont rendu plus dépendant du marché domestique de l’UEMOA. 

Privé d’un accès fluide aux marchés internationaux, le pays s’est réorienté vers le marché domestique, où les taux d’intérêt sont plus élevés et les maturités plus courtes. Selon la SDMT, le coût moyen de la dette intérieure est de 7 % pour une maturité moyenne de 3,7 ans, contre 4 % et 8,1 ans de maturité pour la dette extérieure. Or, seules 35 % des ressources prévues pour financer le budget 2025 proviendraient de la dette extérieure, soit 15 points de moins que les prévisions initiales. A la fin septembre, la dette intérieure représentait déjà 75 % des ressources mobilisées, contre 25 % pour la dette extérieure.

Cette dépendance accrue au marché intérieur alerte sur l’émergence d’un phénomène de « debt overhang », où un niveau d’endettement trop élevé freine l’investissement privé et compromet la croissance future. Une telle situation nécessite forcément un plan d’ajustement ou de restructuration, dont les effets dépendent du calibrage et de la cohérence avec la structure économique nationale. Mal conçu, un tel plan peut engendrer des conséquences sociales lourdes.

Des conséquences sociales potentiellement lourdes

Le poids croissant du service de la dette pousse souvent les gouvernements à réduire les dépenses sociales ou à augmenter la fiscalité, des mesures qui affectent en priorité les ménages les plus modestes. Le Sénégal a déjà entamé un redressement budgétaire en introduisant de nouvelles taxes sur les paiements mobiles, les transactions en espèces, les jeux de hasard, ainsi que la réactivation des droits de sortie sur les exportations d’arachide et des droits d’importation sur les téléphones et les véhicules, etc.

Mais cette première étape mène à une question qui devient de plus en plus populaire : quid des subventions sur les produits de première nécessité ? Seront-elles réduites ? En tout état de cause, ces politiques dites d’austérité, si elles sont mal calibrées, risquent de renforcer les inégalités sociales et d’amplifier la pauvreté. Elles peuvent se traduire par une détérioration des services publics, une hausse du chômage et une érosion du pouvoir d’achat, provoquant à terme une instabilité sociale et politique susceptible de ralentir davantage le redressement économique.

Restaurer la crédibilité et la transparence

Face à ces risques, la crédibilité budgétaire et la transparence deviennent des leviers essentiels. Une communication claire sur la stratégie de désendettement, accompagnée d’un cadre budgétaire pluriannuel réaliste, peut rassurer les marchés et rétablir progressivement la confiance. Mais encore faut-il lever les zones d’ombre entourant toujours  la dette publique. 

Pourquoi le bulletin statistique de la dette n’a-t-il plus été publié depuis le premier trimestre 2024 ? Pourquoi le rapport d’audit réalisé par le cabinet Forvis Mazars n’a-t-il toujours pas été rendu public ?

Quelles différences méthodologiques expliquent les révisions successives du ratio de dette, passé de 74,41 % à 99,67 % selon la Cour des Comptes, puis à 111 % selon l’audit Mazars ? 

Ces audits ont-ils intégré la dette garantie des entreprises publiques ou parapubliques dans la dette ? 

Quelle part de la dette contractée en 2024 faisant augmenter le ratio à 119 % relève du nouveau gouvernement et quels en sont les objectifs précis ?

De même, pourquoi les dépenses de fonctionnement de l’Etat ne sont-elles pas davantage réduites dans un contexte de forte tension budgétaire ? 

Pourquoi la loi de finances 2026 prévoit-elle une hausse du budget de la Présidence alors qu’il avait été réduit d’environ20 % entre 2012 et 2023 ? 

Quelles mesures de gouvernance permettront d’éviter le retour à des pratiques d’endettement non consolidées ? 

Quelle stratégie est envisagée pour améliorer la notation souveraine, stabiliser les spreads sur les émissions obligataires ? 

Dr. Balla KHOUMA

Statisticien Economiste

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